Singularités, le jeu de rôle
Nouvelles & ambiance

Nouvelle d’ambiance n°1 : l’Abime

1- Gateway

Planck Institute of Technology, Gateway, Republic of California, 12 janvier 2202.

 

— Bonjour à tous. Bien que mon nom complet soit Zoé Lyonesse Aquilonian, il semble que je sois plus connue encore que le nom du président de l’UNE… dont je ne me rappelle pas plus que, sans doute, la grande majorité d’entre vous. Donc, pour plus de facilité, appelez-moi en effet Zoé ; et puis, tout le monde me nomme ainsi, n’est-ce pas ?

Elle avait voulu commencer par un trait d’esprit amical, afin de se débarrasser du trac dont elle faisait l’expérience ; s’ils savaient qu’elle en avait vomi moins de dix minutes avant de rejoindre cette estrade… Mais pour eux, elle était une légende.

Quant à l’essai d’humour, elle était forcée d’en constater l’échec le plus complet. Ils ne riaient pas ; pas un seul. Ils étaient bien trop attentifs ou, peut-être, tenta Zoé pour s’en convaincre, trop émus, comme elle, pour y céder. L’explication lui parut totalement saugrenue en une seconde et elle la rejeta d’une pensée : elle n’avait jamais su faire de l’humour. Elle reprit donc en se rappelant le conseil d’Aihena et de ses amis : n’essaye pas de faire rire, tu n’y arrives jamais.

— Puisque nous parlons de célébrité et de personnalité publique, je ne vous l’apprends pas : je suis un Avatar, une entité biologique humaine issue de l’IA Alpha-Class de 3ème génération, mise en service au 3 juillet 2029. Ainsi donc, malgré un corps biologique qui m’a appris les joies de la vie et de la vieillesse, je suis, avec 173 années d’existence, le plus vieil être humain existant sur Terre ; beaucoup d’entre vous assistent à ce cours pour cette principale raison, que je regrette quelque peu. Après tout, Aluzée, une baleine franche résidant dans l’Atlantique Nord, est âgée de plus de 180 ans, elle a très bonne mémoire malgré son âge et elle fait partie de la grande famille de l’Humanité. Aussi, ce n’est pas moi qui ait quelque intérêt, mais les sujets et propos que je vais aborder et partager avec vous. On m’attribue le renom, quelque peu galvaudé, de « mémoire vivante de l’humanité ». Ceci dit, cette définition de l’humanité a profondément été bouleversée depuis le jour de ma naissance, à un point dont je pense que vous ne pouvez le réaliser. Je suis donc ici pour cela :  vous enseigner comment ce monde a changé, depuis la date fatidique de l’Impact, et vous en éclairer le chemin, à la lumière de l’histoire, de la science et de cet inatteignable, mais nécessaire idéal d’objectivité. Car, sans ces instruments, vous ne pourrez jamais vous aventurer aux pénombres de la réalité, là où se cachent toutes les réponses aux questionnements de la raison et de la science. Là, où, pour beaucoup d’entre vous, qui ambitionnez de suivre la voie des Schattenjägers, sera votre univers quotidien.

La conférencière fit une courte pause pour observer son public. La salle physique de conférence de la renommée université Planck était comble, mais Zoé en voyait bien plus. Par-dessus la réalité physique, elle discernait clairement l’immense simulation de la Trame qui accueillait les près de dix mille participants venus du monde entier, connectés à leur console SIRM via leur Interface. Il y avait cependant une différence entre elle et son public. Zoé avait beau avoir renoncé, non sans un immense plaisir, à son existence numérique pour se limiter à la vie d’une enveloppe biologique, sa structure cérébrale lui permettait de superposer le construct virtuel de la Trame à la réalité physique. Elle ne ressentait rien de l’épouvantable dissonance cognitive qui aurait ravagé brutalement les sens de tout né-humain, cyborg ou même bioïde compris, qui se serait aventuré à une telle expérience.

Elle pouvait ainsi, le plus naturellement du monde, observer tout à son aise les regards posés sur elles, qu’ils soient proches et biologiques ou lointains et virtuels. Certains des spectateurs connectés par SIRM zoomaient d’ailleurs de près sur sa physiologie, finalement plus intéressés par la plastique attirante de ses seins, mis en valeur par la coupe de sa robe élégante, que par le discours pour lequel ils étaient initialement présents.

Zoé tira un sourire, amusée par le constat que la nature humaine, dont elle goûtait l’essence avec plaisir, ne changeait finalement jamais vraiment ; elle lâcha une brève commande mentale via son Interface. L’application de contrôle d’intimité, gérant le réseau de conversion des caméras braquées sur elle, se chargea de restreindre les prétentions des quidams qui voulaient reluquer son décolleté ; ils ne voyaient plus qu’un flou désagréable qui ne cessait qu’en dézoomant prudemment.

Une seule personne désormais était autorisée à cadrer Zoé au plus près, assistant à la conférence dans la salle virtuelle de la Trame depuis ses bureaux de Nairobi. Zoé la gratifia d’un sourire aimant ; Aihena ne s’intéressait pas à ses atours physiques, car elle avait le privilège de tout connaître d’elle intimement depuis longtemps. Mais elle n’avait pas résisté à se perdre dans les yeux de sa compagne à l’autre bout de la planète.  Zoé lui envoya un bref message mental d’affection, relayé par son Interface, avant de reprendre son discours :

— L’Impact frappa la Terre le 17 janvier 2032, sans aucun signe annonciateur. Êta Carinae était une géante double, un couple d’étoiles réputé prêt à exploser en une supernova. Mais son effondrement fut bien supérieur aux prévisions faites sur cet astre hors-norme de 150 masses solaires. Il était strictement impossible de déceler le danger à une échelle humaine. L’univers ne prévient en rien quand il sème la destruction, indispensable à son développement, sa variété et la richesse de sa création. Une planète, même débordante d’une forme de vie évoluée, n’est qu’un objet insignifiant, percuté par les simples lois de la statistique. La destruction engendrée ne fut, en fait, qu’un dommage collatéral sans aucun signifiant à cette échelle cosmique. Mais pour l’espèce humaine et une partie importante de la vie présente sur Terre, il en fut tout autrement. Notre histoire commence ainsi par six milliards de morts. Ce chiffre, hors de proportion pour la capacité de conceptualisation de la plupart des humains, est celui qui fonde le début de la société riche, multiple, complexe et désormais apte à voguer parmi les étoiles, que nous partageons tous aujourd’hui et que nous nommons tous la Nouvelle Humanité. Mais il est aussi fondateur d’une autre chose qui, pour l’immense majorité d’entre vous, se réduit à une expérience intellectuelle ou une simulation virtuelle, loin de toute proximité et à l’abri de ses effets concrets.

Zoé fit une autre pause. D’une pensée transmise par son Interface, elle ordonna l’affichage, sur le vaste écran dans son dos, d’une partie du globe en hologramme et traitement de fausses couleurs, centrée sur un point du sous-continent indien. Immédiatement, les spectateurs se firent plus attentifs devant l’immense carte qui représentait l’Abîme. La surface était aussi vaste que l’Europe, avec pour épicentre ce qui avait autrefois été appelé Kanpur, en Inde, une ville qui comptait au 21ème siècle près de trois millions d’habitants. Les participants à cette conférence publique, retransmise jusqu’à l’orbite et la station Kennyata, sur Luna, étaient en majorité des agents juniors de l’UNADP, l’United Nations Advanced Departments of Police.  Pour nombre d’entre eux, ils étaient en formation sur le terrain, étape finale avant les examens qui décideraient de leur intégration dans la police internationale de l’UNE. Triés sur le volet par des concours terriblement exigeants, ils se considéraient déjà pour la plupart comme l’élite des forces de police de leurs nations respectives. Zoé ne se serait pas trompée en estimant pourtant que moins d’un demi pour cent d’entre eux avait réellement expérimenté de visu la confrontation à une manifestation paranormale d’une Twilight Zone. Ils n’en connaissaient pour la plupart que des notions théoriques mâtinées de rumeurs et d’idées reçues. Elle n’oserait pas ici leur avouer que son propre savoir sur le sujet n’était, en fin de compte, guère supérieur au leur. La seule différence est qu’elle avait vu naître le phénomène des Twiligt Zones, elle avait pu le voir se développer et évoluer, avec plus d’acuité qu’aucun d’entre eux ne pourrait jamais l’imaginer.

— Les premières esquisses de cette carte furent établies après la Fin des Temps, par les repérages de la Communauté de Shanghai, en 2061. Il fallut attendre 2090 et la mise en orbite des premiers satellites d’observation opérationnels pour obtenir enfin un relevé complet de l’étendue de l’Abîme. Depuis, le cœur du continent indien est devenu le lieu le plus observé, étudié et surveillé sur Terre ; le plus inaccessible et dangereux aussi. Ce que vous voyez représente les différents niveaux relevés d’altérations spatio-temporels à l’approche de l’épicentre de la singularité en son cœur.

Zoé se tourna sur l’immense projection de la carte et fit apparaître d’une pensée un anneau en son centre. Celui-ci délimitait une vaste zone de près de deux cents kilomètres de rayon, où la fausse couleur des différents niveaux d’activité cédait la place à une tache d’un gris terne, sans aucune nuance.

—  Et ceci, c’est la limite actuelle de nos moyens. J’oserai même dire que c’est la limite actuelle de notre science. Le cœur de l’Abîme ; le point zéro, au-delà duquel aucune observation n’a jamais été possible. Aucun scan ne donne le moindre résultat, aucun rayonnement n’en provient. On vous dira souvent qu’il s’agit d’un trou noir, une image pratique et fort à propos pour décrire l’immensité de notre ignorance. Mais nous savons que ce phénomène n’a rien à voir avec la physique des trous noirs : il y a toujours un terrain physique, une structure du réel, nichée au cœur de la singularité. Des expéditions se sont aventurées dans l’Abîme en tentant une approche directe vers la frontière de cette Singularité. Les informations parcellaires ainsi obtenues confirment l’hypothèse qu’au cœur de l’Abîme, selon toute vraisemblance, se cache la source présumée de toute les Twilight Zones de la Terre. Mais les survivants qui ont pu en revenir ont une expression qui revient souvent dans leur témoignage : au fond de l’Abîme, il y a l’Enfer.

 

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